Kasparov

Garry Kasparov: «Où sont les de Gaulle et les Churchill?» | Le Figaro | June 17, 2021

6.17.2021

By Laure Mandeville

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ENTRETIEN – L’ancien champion du monde des échecs, connu pour son opposition à Poutine et son combat pour les droits de l’homme a profité de son passage aux Conversations Tocqueville pour partager ses réflexions sur l’avenir russe et la crise d’identité de l’Occident.

LE FIGARO. – La Russie est au cœur de l’actualité avec le sommet Biden-Poutine à Genève. Mais comment voyez-vous l’évolution du pays, vous qui avez dû le quitter parce que vous étiez menacé en tant qu’opposant?

Garry KASPAROV. – La situation en Russie évolue selon un scénario qui ne nous est pas complètement connu, mais ce qui s’y passe – la destruction de toute opposition, l’absence de règles, le mépris de la loi, la corruption généralisée – doit nous concerner. Le régime de Poutine représente une menace globale, pas locale. L’idée d’Obama selon laquelle la Russie ne pouvait représenter qu’une menace régionale s’est avérée une erreur majeure, que l’on a payée cher, comme on l’a vu en Syrie ou avec l’immixtion du Kremlin dans les élections américaines de 2016. Cette erreur a mené à une approche d’apaisement, d’accords partiels. Mais on ne peut séparer les problèmes les uns des autres, et j’essaie d’expliquer, parfois de crier, que le régime Poutine a cessé d’être seulement le problème de la Russie, de l’Ukraine ou des pays Baltes. C’est un défi pour tout le monde, car le modèle qu’il défend va à l’encontre du modèle de fonctionnement mis en place après la Seconde Guerre mondiale, visant à la baisse du niveau de violence et à s’appuyer sur des accords mutuels. Mais les pays occidentaux ne sont pas prêts à se battre, et cela finit par les toucher par ricochet.

La Russie se sent forte parce que l’Occident est en crise et doute de lui-même…

C’est juste. La force du régime de Poutine vient de la faiblesse de l’Ouest. Car ce régime n’est pas celui de Staline. Le potentiel économique et militaire de l’URSS était tout autre. On n’est pas en 1948, au moment où Truman prenait la décision de défendre Berlin. Mais le régime de Poutine a ses points forts, qui sont liés au fait que la société occidentale a perdu son unité. Avant aussi, il y avait des divisions, des écrivains, comme Sartre, qui cherchaient l’apaisement, mais dans l’ensemble les sociétés comprenaient qu’on était dans une opposition existentielle de deux systèmes. Aujourd’hui, nous ne savons plus pourquoi nous nous battons, pour quel système de valeurs. De son côté, le régime de Poutine dispose dans la guerre hybride qu’il nous livre d’un avantage par rapport à l’URSS. Il n’est pas lié par des limitations idéologiques.

Poutine estime que tout groupe radical qui ébranle la solidité du système politique occidental est son allié. Cela lui permet, dans une situation où il dispose d’une quantité illimitée d’argent (ce qui n’était pas le cas de l’URSS), d’agir de manière très efficace en Occident. Il peut se permettre de donner un pot-de-vin de 1 milliard sans rien demander à personne! Et il peut s’appuyer sur les partis d’extrême gauche comme d’extrême droite, sur Mélenchon comme sur Le Pen, pour mener sa guerre hybride. Il est donc étrange de voir les dirigeants occidentaux, l’un après l’autre, Macron, Merkel, et maintenant Biden, rechercher une relation positive (avec Moscou). Encore une fois Poutine est fort parce que l’Ouest refuse de s’opposer à sa politique. C’est dû en partie au niveau phénoménal de la corruption qui se déploie ici. Je pense que nous ne voyons que la partie émergée d’un énorme iceberg quand nous assistons de facto à «l’achat» par Poutine d’un ancien chancelier allemand comme Schröder, ou plus récemment de M. Fillon.

Le fait que Schröder soit devenu le «salarié de Poutine» (via le consortium North Stream de Gazprom, dont il est devenu le vice-président, NDLR) montre qu’une partie importante de l’establishment économique et politique allemand est prête à travailler avec la Russie parce que c’est profitable. Cela en dit long sur l’Ouest, qui sacrifie ses intérêts nationaux stratégiques pour des profits tactiques. Quant à Macron, qui parle de dialogue de sécurité avec Poutine, de quoi parle-t-il? On est en 2021, et le régime de Poutine présente tous les traits d’une dictature fascisante, avec un appareil de propagande puissant et un écrasement total des libertés civiques. On peut faire de la prison pour un tweet! C’est un régime qui met en œuvre une politique étrangère agressive. Le problème n’est pas seulement la négation de la vérité et le fait de répondre à toute question par une critique en ricochet. L’annexion de la Crimée a été un coup très dur porté à tout le système de sécurité international post-1945: Elle indique que le fort peut prendre au faible ce qu’il veut.

Ne pensez-vous pas que l’Occident reconnaît la réalité de cette guerre hybride, mais ne sait comment répondre?

Je n’entends pas dans la bouche de Biden qu’il prend la mesure de la situation. Ce que j’ai entendu de sa bouche avant le sommet, c’est que la principale menace de sécurité pour les États-Unis est le changement climatique. Sommes-nous des idiots pour nous satisfaire de cette vision? Nous avons un problème avec la Russie. C’est la raison pour laquelle, je pense qu’avoir rencontré Poutine sans précondition a été une erreur très importante. Biden lui a donné une formidable victoire géopolitique, après l’avoir appelé «tueur», lui conférant son ancien statut de «grand» de la guerre froide. Il aurait fallu exiger la libération d’Alexeï Navalny et du jeune blogueur biélorusse Roman Protassevitch comme précondition à la rencontre.

Biden a tout de même mis en garde Poutine sur plusieurs sujets, et relancé un dialogue sur la stabilité stratégique d’État à État.

Il n’y a pas aujourd’hui de menace de guerre nucléaire. Quant aux mises en garde, le Kremlin n’en tient pas compte, car les actes des Occidentaux contredisent ces avertissements. On voit que l’Allemagne augmente ses approvisionnements en gaz russe via North Stream et que Biden a renoncé à s’y opposer. Poutine, pendant sa conférence, a signifié qu’il continuerait à agir comme il l’entend. Il ne peut y avoir de dialogue puisqu’il ne reconnaît pas la vérité, nous autres, opposants russes, le savons puisque nous écoutons ses mensonges depuis plus de vingt ans! Pour Poutine, le sujet brûlant est de garder son pouvoir, et pour cela il a besoin de sa confrontation avec l’Occident.

Dans sa conférence de presse, Poutine a mis dans le même sac l’Occident et l’opposition russe, qui serait manipulée.

Toute dictature se nourrit d’ennemis. Aujourd’hui, toute critique du régime russe devient un crime pénal, et aussi toute tentative de fixer des faits historiques! Les récits des crimes de Staline pendant la guerre font aussi l’objet de poursuites pénales, il est interdit d’identifier les points communs entre l’URSS stalinienne et le nazisme. De plus, la plus grande partie de l’opposition russe est détruite, beaucoup, comme moi, se trouvent dans l’émigration ou en prison ou ont été tués. Ceux qui agissent encore ne peuvent le faire que dans les limites posées par le Kremlin. C’est un contrôle total, même si ce n’est pas l’URSS, parce que Poutine a la possibilité de s’intégrer dans l’économie de l’Ouest. C’est le côté imitation de la démocratie de ce régime, qui permet cette intégration profonde. Elle se traduit par l’achat de clubs de foot, comme Chelsea, par des oligarques proches du régime et l’utilisation de fortunes gigantesques pour investir le processus social occidental. Qui est par exemple le plus grand philanthrope d’Angleterre? Alicher Ousmanov, oligarque russe qui a investi 4,2 milliards de livres sterling dans la philanthropie! Aucun Komintern ne peut se comparer à cette force de frappe. Et il n’est pas seul, ces oligarques sont légion à l’Ouest. C’est la raison pour laquelle les pays occidentaux ne prennent aucune décision radicale vis-à-vis de Moscou.

Les Occidentaux estiment néanmoins que la menace chinoise est plus importante vu la puissance de la Chine

Je ne vais pas nier l’évidence de cette autre menace, qui est stratégique. Mais la menace russe est plus immédiate. La Chine occupe une position plus avantageuse, car la Russie fait le travail d’attaque et de déstabilisation de manière très ouverte. Il suffit d’écouter la propagande de la télévision russe. Poutine se sent très à son aise. Le fait qu’il puisse d’abord essayer de tuer Navalny, et maintenant décider de le faire mourir lentement en prison, n’a pas suscité de réaction concrète. Et Loukachenko vient quant à lui de commettre un acte de piraterie internationale. Il a fait clairement torturer Roman Protassevitch, qu’il a kidnappé dans les airs. C’est un avertissement pour dire: tout peut arriver. L’impuissance de l’Occident signifie que l’on peut recommencer un tel acte. Bien sûr, Poutine enregistre l’information sur notre passivité. Bill Browder en a parlé dans un récent papier et je me pose aussi la question. Est-on encore en sécurité dans un avion?

Quand je vous ai vu pour la première fois, en 1990, vous créiez un parti démocratique russe. Il y avait une immense espérance. Trente et un an plus tard, la Russie est revenue à la répression des opposants, l’omniprésence des services. Vous gardez espoir?

Vous en êtes à quelle République en France? La Ve! Vous n’y êtes pas arrivés d’un coup! Quels que soient les traits noirs du système Poutine, il a beaucoup changé et il n’est pas idéologique, il est essentiellement criminel. J’estime donc que la Russie a l’espoir de revenir sur le chemin de la civilisation, parce qu’il n’y a pas de plan pour le futur. En dehors de la symbolique nationaliste, il s’agit surtout d’une dictature corrompue basée sur l’exploitation du passé et sur l’idée d’un État fort, d’un pouvoir sacré, auquel il faut rester loyal et qui a tous les droits. Mais la logique de verrouillage rigidifie de plus en plus le système, qui devient plus fragile. Un seul coup pourrait le casser…

« L’Amérique reste le lieu où l’on continue de créer librement, elle doit en être fière au lieu de se laisser aller à l’auto-destruction »

Que pensez-vous de la crise d’identité de l’Occident, de la «cancel culture», des guerres raciales? Ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’opposition russe…

Bien sûr qu’il faut parler des pages noires du passé. Mais essayer d’utiliser les péchés des siècles précédents pour influencer le présent et mettre en danger le futur, ce n’est pas juste. Quels que soient ses défauts, le projet américain était fondamentalement positif et, la preuve, ce sont les progrès et correctifs qui ont été apportés à la démocratie américaine. L’Amérique pour moi reste, malgré tous ses problèmes, le phare de la liberté et du monde libre, l’endroit où l’on continue de créer et d’inventer librement, celui où Elon Musk a construit son projet spatial pour aller sur Mars et nous envoyer des photos de là-bas! L’Amérique doit en être fière au lieu de se laisser aller à l’autodestruction. Même chose dans la crise du Covid: le virus est venu de Chine, le vaccin d’Occident! Les Occidentaux doivent utiliser cet avantage, qu’ils ont encore, au lieu d’ouvrir le champ aux populistes de gauche et de droite, et aux régimes autoritaires russe et chinois, par la haine qu’ils ont d’eux-mêmes. Mais il est vrai qu’il y a une pénurie de leaders. On voit une foule de Chamberlain et de Daladier, mais peu de De Gaulle et de Churchill!

 

 

 

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